« Architecture, utopie et nostalgie du béton » – Entretien avec Laurent Kronental

23.03.23

Le photographe Laurent Kronental développe, depuis une dizaine d’années, un travail de recherche centré sur l’architecture moderne et contemporaine.

Attiré par le pouvoir d’évocation des formes architecturales autant que par les récits qui s’y rattachent, il s’est fait remarquer avec sa série artistique intitulée “Souvenir d’un Futur” (2011-2015). Celle-ci tissait de façon spectaculaire un dialogue poétique entre l’architecture postmoderne et les personnes âgées vivant dans ces grands ensembles d’un autre temps.

En 2019, Architecture de Collection a initié une collaboration avec le photographe en lui ouvrant les portes de la Villa Bordeaux-le Pecq – première étape d’une série de reportages dédiés aux maisons iconiques de Claude Parent. A l’occasion du centenaire de la naissance de l’architecte – chantre du béton et de l’espace oblique – nous l’avons contacté pour en savoir plus sur les ressorts de sa pratique et sur son engouement pour l’architecture des « Années Béton ».

Maison Bordeaux-Le Pecq, Bois le Roy, Claude Parent, 1965 © Laurent Kronental, 2019 – Courtesy Architecture de Collection

  • Aurélien Vernant : Qu’est ce qui t’a conduit à la photographie d’architecture ?

Laurent Kronental : J’ai commencé la photographie en 2010, lors d’un voyage de 6 mois en Chine. J’avais 22 ans, j’étais ébahi par les grandes villes, fasciné par leur métamorphose permanente, leurs nombreux paradoxes. Je me suis interrogé sur la façon dont la vie et les humains pouvaient se frayer des chemins dans cet urbanisme foisonnant. 

A mon retour,  j’ai découvert une ruelle de Courbevoie qui semblait figée 50 ans en arrière: la campagne au pied des tours de bureaux du quartier d’affaires de La Défense ! L’endroit semblait irréel. Parallèlement, j’ai développé une attirance pour l’architecture des Grands Ensembles. Deux quartiers proches de chez moi se sont révélés comme des révélateurs : « les Damiers » à Courbevoie et « les Tours Aillaud » à Nanterre. Ces bâtiments semblaient exister hors du temps, comme si leur raison d’être oscillait entre futur et passé. 

Je me suis ainsi intéressé, de plus en plus, à des quartiers de banlieue souvent méconnus et dans lesquels je pressentais un fort potentiel ; il s’agissait pour moi de capter et de restituer par la photographie une émotion poétique, face à cet univers qui semblait vieillir doucement et emporter avec lui le souvenir de l’utopie moderniste. 

Joseph, 88, Les Espaces d’Abraxas, Ricardo Bofill architecte, Noisy-le-Grand, 2014

Denise, 81, Cité du Parc et cité Maurice-Thorez, Jean Renaudie architecte, Ivry-sur-Seine, 2015

Tours Aillaud, Nanterre, Emile Aillaud architecte, March 4th 2015

Tours Aillaud, Nanterre, Emile Aillaud architecte, March 4th 2015

  • AV : Comment comprends-tu cet attrait actuel de la photographie d’architecture pour le courant brutaliste et les “Années Béton” ? 

LK : J’appartiens à une génération fascinée par le brutalisme, qui a produit des œuvres souvent singulières et puissantes. Ce courant me captive par son rapport au gigantisme, à une forme de démesure. Il est minimaliste par l’absence d’ornement. J’aime ses lignes franches, ses formes géométriques imposantes, comme dans les réalisations de Jean Renaudie et Renée Gailhoustet à Ivry sur Seine.

Et puis c’est un courant qui rime avec les Trente Glorieuses, où l’on imaginait un futur heureux et où l’homme pourrait s’épanouir dans une société de la croissance.
Je pense que cet attrait est lié à un sentiment de nostalgie, face à ce qui était et qui tend à disparaître. Le brutalisme aurait donc avoir avec des sentiments ambivalents : amour et désamour, attirance et répulsion. Certains veulent préserver ces œuvres monumentales, d’autres voudraient les voir disparaître.    

  • AV : Qu’est-ce qui t’attire plus précisément dans les constructions de Claude Parent ? Serait-ce précisément cette affirmation brutaliste de l’architecture, les qualités spatiales et le côté graphique de ses propositions, ou bien le traitement du béton, un peu tout ça à la fois ?

LK : je suis fasciné, d’abord, par la philosophie et la force du discours théorique de l’architecte, que l’on ressent dans toutes ses réalisations. Je m’étonne qu’il soit aussi peu connu du grand public, alors qu’il est un visionnaire, qui rompt de façon radicale avec le rapport conventionnel horizontalité /verticalité, pour proposer une architecture du déséquilibre, de l’oblique, ce qui oblige à penser l’espace différemment. 

Je trouve ensuite qu’il magnifie la technique du béton pour créer une architecture éthérée et ouverte vers l’infini. Son œuvre semble être le fruit d’un dialogue permanent entre l’art et l’architecture ; elle surgit dans une forme de flottement, et s’inscrit dans un hors temps à la fois artistique et humain. 

Maison Drusch, Versailles, Claude Parent, 1963 © Laurent Kronental, 2022

  •  AV : Comment abordes-tu chacune de ces « maisons-icônes » ? Quelle méthodologie mets-tu en place ?

LK : Concrètement, je dois d’abord entrer en contact avec les différents propriétaires des maisons, leur présenter mon travail, leur expliquer ma démarche.
Dans le cas présent, c’est l’agence Architecture de Collection qui m’a permis au départ de découvrir la Maison Bordeaux-le-Pecq et d’y accéder. Par la suite, pour les villas Drusch et Bloc, j’ai pu compter sur l’appui de la famille de Claude Parent : l’aide de Chloé et Laszlo Parent a été essentielle et je les en remercie.

Pour ce qui est des shootings, j’essaye toujours de photographier avec le cœur : quand une image me procure des émotions, je sais que c’est la bonne direction.
Lors de la 1ère visite, je définis quelles peuvent être les compositions les plus emblématiques. Je me pose souvent la question : »si je devais résumer ce lieu en quelques clichés, quels seraient-ils » ? J’essaie de rester au moins deux journées sur place, pour voir comment réagissent et se transforment les espaces sous l’effet de la lumière. J’aime travailler à l’aube, au crépuscule et aux heures bleues.

Il peut m’arriver de devoir revenir. Par exemple pour la Maison Drusch à Versailles, je l’avais découverte en hiver, mais ça ne fonctionnait pas. Je l’ai donc photographiée à l’automne, pour avoir davantage de contrastes, des ambiances plus marquées, avec un soleil encore assez haut, plus propice à la mise en valeur des façades.

Maison Drusch, Versailles, Claude Parent, 1963 © Laurent Kronental, 2022

  • AV : Est-ce qu’une maison de Claude Parent, parmi celles que tu as photographiées, t’a particulièrement marquée ?

LK : J’aime la singularité et l’atmosphère de chacune de ces maisons. J’ai aimé y analyser le vocabulaire de Claude Parent, y éprouver la vision de l’architecte mise au service d’une expérience unique. Je cherche toujours à capter aussi la façon dont les propriétaires se sont appropriés l’espace. Et puis, photographier devient pour moi un jeu de piste entre conscient et inconscient, entre mes représentations, ma propre histoire, et celle de la maison ainsi que les intentions de l’architecte.

La maison Drusch et la maison Bordeaux-le-Pecq m’ont marqué par la puissance de leur architecture, leur forme déroutante et leur béton brut apparent, patiné par le temps. Ce sont de véritables ovnis dans le paysage.

La Villa Bloc (1959-1962) est une maison paradisiaque construite sur un site escarpé en haut du Cap d’Antibes. C’est peut-être une des œuvres de Claude Parent dont l’environnement naturel est le plus remarquable. On y est charmé autant par l’architecture que par le paysage.

Je tenais à souligner l’absence de murs porteurs traditionnels, le fait que l’intérieur et l’extérieur convergent et s’harmonisent. Cette pureté, ce minimalisme, cette fusion du matériel et de l’aérien m’ont totalement ébloui.

Villa Bloc, Cap d’Antibes, Claude Parent, 1961 © Laurent Kronental, 2022

  • AV : As-tu une technique de prise de vue de prédilection ?

LK : Je travaille à la chambre argentique 4×5 ou 6×7. C’est un processus qui induit une certaine lenteur et me pousse à observer davantage. Je fais assez peu d’images. Cela me permet de mieux ressentir les espaces, de m’imprégner de ce qui émerge, d’écouter plus attentivement certaines intuitions. C’est un état contemplatif que j’essaie de créer, d’installer. Parfois, il suffit de cadrer légèrement plus serré ou de faire deux pas de côté pour raconter une histoire différente. 

La chambre m’apporte aussi une variété de décentrements (verticaux et horizontaux). Tout en restant parfaitement droit, il est possible de modifier la position de la ligne d’horizon, de déplacer le sujet dans mon cadre. Elle offre également un modelé et un grain unique, un relief et une douceur. 

C’est aussi un très bon exercice que de ne pas pouvoir voir sur place ses images (contrairement au numérique où l’on peut vérifier instantanément une prise de vue). Je ne sais jamais comment le film va réagir. Cela offre de belles surprises (ou de mauvaises, il y a toujours quelques ratés).

Il faut donc se faire confiance, il y a une part de hasard, de lâcher prise.

Villa Bloc, Cap d’Antibes, Claude Parent, 1961 © Laurent Kronental, 2022

  • AV : Ces architectures marquent-elles un tournant dans ton parcours de création ? Peut-on parler d’un avant et d’un après “Claude Parent” ? 

LK : Je dois dire que j’apprécie de plus en plus photographier des maisons. La première a été la Maison Bordeaux-le-Pecq et j’y ai pris vraiment goût depuis. Cela a donc probablement contribué à mes envies de création et de positionnement sur ce style de shootings. Et puis, j’aime l’intimité de ces lieux. Rencontrer et échanger avec les habitants m’enthousiasme. 

Observer comment ils vivent et interagissent avec l’architecture, comment ils s’approprient ces lieux exceptionnels, les aménagent, comment ils y déposent leur histoire et leur personnalité.

  • AV : Peux-tu nous dire un mot de tes projets en cours ? Est-ce qu’une architecture en particulier te fait rêver, fantasmer ? 

LK : Depuis trois ans, je travaille sur une nouvelle série artistique, en duo avec un ami photographe. Il s’agit d’un voyage entre fiction, mythe et réalité qui nous transporte d’un paradis rêvé à une nature sauvage. Je ne peux pas en dire plus, mais il est question d’utopies, d’architectures rêvées et habitées, des modèles de villes de demain…
Nous projetons de sortir un livre d’ici quelques mois. Je suis ravi de cette nouvelle aventure.

En parallèle, je collabore régulièrement avec des agences dans les domaines de l’architecture, du patrimoine, de la construction et du design.

Propos recueillis par Aurélien Vernant,
directeur d’Architecture de Collection

LAURENT KRONENTAL

Photographe d’architecture, Laurent Kronental (1987) est révélé par sa série “Souvenir d’un futur” (2011-2015) qui met en lumière la vie des personnes âgées vivant dans les grands ensembles d’Ile-de-France. Il est lauréat de la Bourse du talent en 2015 et du prix du jury du festival Circulations l’année suivante. 

Son second projet intitulé « Les Yeux des Tours », explore cette fois-ci l’intérieur d’un grand ensemble, celui des Tours Aillaud à Nanterre. Il invite le spectateur à découvrir l’intimité de l’habitat et retrouver la trace de l’individu au sein de cet ensemble emblématique des Trente Glorieuses. À travers son regard et son objectif, il recherche l’humanité et la poésie des grands complexes architecturaux souvent considérés comme dépourvus de vie et d’âme. 

Laurent Kronental a été maintes fois exposé, notamment à la Bibliothèque nationale de France à Paris (2015 et 2017), à l’Art Space Boan à Séoul (2016) ou encore à la Biennale Internationale de Moscou (2017). Il a également vu ses œuvres publiées dans de nombreuses revues grand public ou spécialisées.

 www.laurentkronental.com

© Laurent Kronental, Paris, 2023

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