par Jacinthe Gigou
Il est des maisons qui restent gravées dans les mémoires pour l’éternité. La Maison Bernard construite par Antti Lovag en 1971-1975 fait partie de celles-là. Sur les roches rouges de l’Esterel, à Théoule-sur-Mer, se nichent vingt-six bulles assemblées les unes aux autres, face à l’immensité de la Méditerranée. Visible sur rendez-vous, la propriété accueillait jusqu’au 23 juin la cinquième édition Genius Loci de la curatrice Marion Vignal, faisant dialoguer architecture, nature et arts visuels.
© Yves Gellie, Fonds de dotation Maison Bernard
Organisme protéiforme
Depuis la route, on aperçoit les bulles rouges de la maison, en contrebas. Mais plus l’on s’approche, plus la propriété se fait discrète. Il faut montrer patte blanche pour pouvoir entrer dans le clos privé qui mène jusqu’à la maison. De là, descendre quelques marches pour enfin découvrir l’immense grappe de bulles enchevêtrées, formant un organisme de 800 mètres carrés, agrémenté de terrasses, patios, jardins et solariums. En face, la mer à perte de vue, les constructions organiques de Jacques Couëlle à Port-La-Galère et la baie de Cannes. Qui ne succomberait pas à ce paysage paradisiaque ? Les volumes courbes de la maison nous évoquent tour à tour des coquillages, un corps féminin, ou un vaisseau spatial. La couleur des bulles se confond avec le rouge du massif de l’Esterel, en parfaite osmose. Une galerie s’enroule autour d’elles pour relier les différents espaces, dessine des perspectives changeantes sur l’environnement, offrant une promenade architecturale sans cesse renouvelée. Pleinement adaptée au site, la maison se greffe sur la roche, comme un coquillage. Chaque habitant possède sa propre bulle, son espace de vie, aménagé par des meubles courbes et mobiles, qui s’adaptent aux besoins de chacun. Au centre, une bulle commune à toute la famille compte trois niveaux. Le plus haut, sous la coupole, est accessible par un escalier digne d’un vaisseau spatial, qui dessert une pièce en hamac, offrant un coin calme vue sur mer. Au niveau central, la salle à manger et la cuisine encadrent un espace de réception semi-circulaire. En contrebas, deux salons sont aménagés, dont l’un d’eux surplombe la piscine circulaire, face à la mer. « Le point de départ c’est le cercle, mais pas le cercle au sens symbolique ou ésotérique. Le cercle en tant qu’évidence. Il structure le comportement et la nature humaine. Nous avons un champ de vision circulaire. La convivialité est un phénomène circulaire. » expliquait Lovag dans un entretien en 1986.
Safia Hijos, “ Dialogue du vent et de la mer “, Les herbes rouges, Grès extrudé, 2024, Courtesy Safia Hijos, Commande spéciale Genius Loci et Fonds de dotation Maison Bernard
© Adrien Dirand
Venia Dimitrakopoulou, Agamemnon II, Pierre volcanique, 2018, Courtesy Venia Dimitrakopoulou
© Adrien Dirand
Studio GGSV, Cosmogonie, Impression sur vinyle transparent, 2024, Commande spéciale Genius Loci
© Adrien Dirand
Katinka Bock, Down by the water, Céramique émaillée, 2016, Courtesy Katinka Bock et Galerie Jocelyn Wolff
© César Vayssié
L’esprit des lieux
Pour sa nouvelle édition, l’exposition-expérience Genius Loci prend possession de la Maison Bernard, avec une exposition d’une vingtaine d’artistes de la scène moderne et contemporaine, dont plusieurs pièces conçues spécialement pour la maison. L’évènement, organisé en partenariat avec le Fonds de dotation Maison Bernard sous le commissariat de Marion Vignal, fait dialoguer l’architecture, son environnement naturel, et la créativité des artistes invités. Parmi les oeuvres présentées, c’est au jardin que nous avons particulièrement été séduits, avec la pièce de l’artiste plasticien Xavier Veilhan (°1963). Son installation prend place devant l’ancien atelier d’Antti Lovag, indépendant de la Maison Bernard, où l’architecte venait à sa guise. Depuis 2014, l’espace accueille chaque année un artiste en résidence pour une durée maximum de six mois. En 2017, l’artiste Emma Dusong (°1982) imagine la pièce sonore « Et O » avec le son de sa voix, faisant chanter la maison chaque jour à 17h, qu’elle soit habitée, ou non.
Xavier Veilhan, Rayons (Maison Bernard), Caoutchouc, polyester et acier inoxydable, 2024, Courtesy Xavier Veilhan and Galerie Andréhn-Schiptjenko, Commande spéciale Genius Loci et Fonds de dotation Maison Bernard
© Yves Gellie
Xavier Veilhan, passionné d’architecture, a choisi cet endroit plus confidentiel de la propriété pour créer une pièce sur mesure, composée de multiples rayons en caoutchouc, polyester et inox. Intitulée « Rays », l’oeuvre s’intègre pleinement à la structure de l’atelier, épousant sa forme dans un geste aussi puissant que minimal. Les rayons de Veilhan dialoguent avec ceux du soleil, dessinant un jeu d’ombres au sol et sur les murs de l’atelier, complétant l’oeuvre d’Antti Lovag. L’oeuvre, en parfaite symbiose avec les lieux, a été acquise par le Fonds de dotation Maison Bernard et restera pérenne. A l’intérieur de la maison, mention spéciale pour les marbres pliés de l’artiste américain David Logan, qui partageait une histoire commune avec Antti Lovag. Comme lui, Logan s’est installé à Tourette-sur-Loup en 1968, là où Lovag a passé les dernières années de sa vie, autour de la Maison Gaudet. Le sculpteur, décédé en 2020, avait collaboré au chantier de la Maison Bernard, notamment pour l’aménagement des sols en travertin. L’exposition présente trois pièces de l’artiste placées dans le salon de la bulle commune : des marbres blancs pliés, contorsionnés, apparaissent comme des formes molles et jouent avec nos sens. Les œuvres présentées dialoguent avec l’oeuvre singulière et mythique d’Antti Lovag. Elles questionnent notre perception, nos sens, et nous rendent acteur des lieux.
David Logan, Entrejambe, Marbre blanc, 1990, Collection privée
© Adrien Dirand
Marion Mailaender, A1562, Couvre-lit en coton et oeillets en inox, 2024, Courtesy Marion Mailaender, Commande spéciale Genius Loci et Fonds de dotation Maison Bernard
© Adrien Dirand
Un duo constructeur
La réussite d’un projet construit, d’autant plus d’un habitat, ne tient pas qu’au talent de l’architecte, mais aussi à celui de son commanditaire. La Maison Bernard n’aurait jamais pu aboutir sans la compréhension mutuelle et le partage d’idées de ses deux protagonistes : Antti Lovag et Pierre Bernard. Antti Lovag (1920-2014) naît en Hongrie d’un père Russe et d’une mère Finlandaise. Il entame des études d’architecture navale à Stockholm avant de poursuivre sa formation à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, en 1947. Il se forme chez Jean Prouvé, puis auprès de Jacques Couëlle et du couple Haüserman Costy, dans les années 1960. Lovag vit alors dans le sud de la France, squattant la maison d’un ami, nourrissant son obsession pour la nature et le corps humain. Sorte de génie de l’expérimentation, il se spécialise dans les structures légères et l’auto-construction, puisant son inspiration dans les formes naturelles et organiques. Il s’auto-proclame « habitologue » plutôt qu’architecte, plaçant l’humain au centre de ses préoccupations. « L’architecture ne m’intéresse pas. C’est l’homme, l’espace humain, qui m’intéressent : créer une enveloppe autour des besoins de l’homme », disait-il. Pierre Bernard (1922-1991), industriel dans le secteur automobile, souhaitait une maison de vacances pour sa famille de trois enfants, dans la région de l’Esterel dont il tomba amoureux. Loin des résidences balnéaires classiques de la région, Bernard nourrissait le rêve d’une maison hors du commun. Il rencontre Antti Lovag lors d’une visite chez des voisins, et depuis lors les deux hommes ne se quitteront plus, durant près de vingt ans. Après la Maison Bernard, l’industriel lui commanda une seconde construction à quelques centaines de mètres de la première : le Palais Bulle (1979-1993), acquis par le couturier Pierre Cardin en 1992. Agissant en mécène, Bernard cède toute sa confiance à Lovag, le laissant expérimenter à sa guise matériaux, organisation spatiale et techniques innovantes, à partir du voile de béton. Avec un budget et un délai ouvert, Antti Lovag développe librement ses recherches, jusqu’à loger sur le chantier, pour aboutir à la concrétisation d’une utopie.
© Yves Gellie / Fonds de dotation Maison Bernard
© Yves Gellie / Fonds de dotation Maison Bernard
© Yves Gellie / Fonds de dotation Maison Bernard
Architecture expérimentale
La construction des bulles repose sur une technique de voiles de béton, qui rendent possible la libération de la forme. Pour créer les bulles, des tiges d’acier sont pliées pour former une cage, sur laquelle est disposé un treillis de fer, avant de projeter du béton alors retenu dans le maillage. Les intérieurs sont isolés avec de la mousse puis enduits. Un travail à la fois libre et performatif pour l’architecte. A la maison Bernard, lorsque chaque enfant atteignait l’âge de dix ans, une nouvelle bulle était ajoutée, puis reliée aux autres. Des fenêtres hublots ouvrent la vue sur le ciel et la mer, donnant à l’ensemble un aspect d’organisme marin, multi-globulaire. A l’intérieur, des systèmes de rangement intégrés offrent une certaine flexibilité aux habitants et un sentiment de surprise, évoquant les grottes et habitats primitifs. Les sols en travertin iranien rouge qui couvrent chaque pièce, présentent des motifs de découpes surprenants et très élaborés, transformant les sols en véritable oeuvre d’art. En 2015, l’aménagement intérieur est totalement repensé par Isabelle Bernard, fille du commanditaire, et l’architecte Odile Decq. Ensemble, les deux femmes imaginent un espace multicolore dans l’esprit pop des années 1970, selon le principe « too much is not enough ». Les bétons peints de couleurs vives créent un paysage intérieur continu, fondant les pièces les unes dans les autres. Depuis cette restauration, le Fonds de dotation Maison Bernard accueille chaque année des artistes en résidence, dans le but de créer une oeuvre originale en relation avec le lieu et son environnement naturel.
DANCE PARC: a playground project, Performance in situ par Némo Flouret, Commande spéciale pour Genius Loci Maison Bernard
© César Vayssié
Safia Hijos, “ Dialogue du vent et de la mer “, Les herbes rouges, Grès extrudé, 2024, Courtesy Safia Hijos, Commande spéciale Genius Loci et Fonds de dotation Maison Bernard
© Adrien Dirand
Workshop de la Villa Arson, Ctrl + skênê heterôsis, sous la direction de Samuel Nguyen, par Hélène Blondel, Sarah Cotelle, Silvio Demoro, Igor Gmeline, Juliette Moran,, Jieun Oh, Installation éphémère, matériaux mixtes, 2024, Commande spéciale Genius Loci et Fonds de dotation Maison Bernard
© Adrien Dirand
JACINTHE GIGOU
© Morgane Delfosse
Historienne de l’art et de l’architecture, Jacinthe Gigou travaille depuis vingt ans sur la valorisation et la diffusion de l’architecture moderne. Elle a travaillé comme curatrice au CIVA et directrice de l’agence patrimoniale Arkadia à Bruxelles jusqu’en 2020. Elle a co-créé le Brussels Art nouveau & Art Deco Festival et la Brussels Biennale of Modern Architecture. En 2021, elle fonde Modernista, une plateforme dédiée au Modernisme belge. En parallèle, elle a une activité de journaliste d’architecture et de critique pour différents médias, et a co-écrit le livre 150 houses you need to visit before you die.
Instagram : @modernista.be