Claude Parent, un visionnaire à l’épreuve du temps. Entretien avec Audrey Jeanroy

04.03.23

Audrey Jeanroy, historienne de l’art, vient de publier aux Editions Parenthèses un ouvrage monographique sur l’œuvre de Claude Parent.
A l’occasion du centenaire de la naissance de l’architecte, nous l’avons contactée pour un entretien.

Projet pour le Praticable de Venise, 1970
© Gilles Ehrmann, Archives Claude Parent, droits réservés

  • Quand et comment avez-vous rencontré l’œuvre de Claude Parent ?

J’étais étudiante en Master d’histoire de l’art et je m’intéressais au concept d’Architecture sculpture. Mon directeur de recherche à l’Université de Tours m’a alors proposé d’aller travailler au FRAC Centre-Val de Loire, qui développe une collection internationale de maquettes et dessins d’architecture. Le FRAC avait besoin de quelqu’un pour inventorier le fonds Claude Parent ; je ne connaissais pas vraiment le travail de cet architecte, à part la Maison Bloc au Cap d’Antibes, que j’avais aperçue dans des ouvrages sur l’Architecture sculpture. Je me suis donc familiarisée avec son œuvre par l’archive, ce qui m’a offert une image en creux de ses réalisations.
Les premiers cartons d’archives que j’ai ouverts au FRAC concernaient ses Praticables. J’ai tout de suite été passionnée par ces expérimentations à la fois populaires et architecturales du début des années 1970. J’ai découvert ensuite qu’il avait réalisé des centres commerciaux, des centrales électriques, et qu’il avait énormément écrit. Je me suis dit que je trouverais dans cette masse documentaire beaucoup d’éléments intéressants, à même de porter un éclairage nouveau et passionnant sur cette période.

Maison Drusch, Versailles, Maquette d’étude, 1963-1965, Collection FRAC Centre-Val de Loire

Les ponts urbains, feutre sur papier, 1971, Collection Frac Centre-Val de Loire

  • La trajectoire de l’architecte est impressionnante. Pouvez-vous la situer en quelques mots au sein de l’histoire de l’architecture du 20e siècle ?

C’est un architecte français qui émerge dans le second 20e siècle. Ce n’est pas un grand maître de la période, comme Le Corbusier ou Mies van der Rohe. C’est un second couteau, une figure qui n’est pas au premier plan du monde de la construction mais qui fait partie de la scène française à différents égards.

Architecturalement, il construit peu par rapport aux grandes agences parisiennes des Trente Glorieuses comme Roger Anger ou Emile Aillaud. Mais il publie beaucoup de livres et d’articles ; il jouit d’une audience importante à partir des années 1960, notamment grâce à sa proximité avec André Bloc, fondateur de la revue Architecture d’aujourd’hui. Il occupe une place importante sur la scène radicale et prospective de l’époque, parmi ces architectes visionnaires qui tâchent de penser l’avenir et de repenser la société à travers le dessin notamment. Il a une présence très forte jusque dans les années 1990. Cette longévité est particulièrement intéressante. L’étude de son parcours nous permet de mieux comprendre la période, au sein de laquelle il évolue de façon ambivalente : parfois à contre-courant, parfois au premier plan, lorsqu’il livre des centres commerciaux ou des supermarchés ; il est aussi l’un des premiers architectes à suivre, sur le long terme, les programmes du plan Messmer pour les centrales nucléaires.

Toute sa carrière donne à lire un jeu de va-et-vient entre l’avant-garde et l’arrière-garde ; c’est un parcours très riche de ce point de vue là.

© Archives Parent

 

  • On associe souvent Parent à l’idée d’utopie et à une forme de “radicalité” dans la définition de l’espace. Pourquoi ?

Ce phénomène est très constitutif de la période. Claude Parent appartient à une génération qui émerge après 1945, qui a “digéré” l’héritage des modernes, qui les a lus, les a côtoyés, mais qui essaye de s’adapter aux bouleversements de son temps. La notion d’espace habité, d’espace vécu par l’habitant, l’idée de dialogue avec la ville, sont des questions centrales pour la période. Claude Parent, grâce à son travail avec Paul Virilio et à ses collaborations avec de nombreux artistes dans les années 1950 et 1960, construit une vision nouvelle et radicale de l’espace.

Pour lui, l’espace doit être une zone active, qui doit être comprise et comme assimilée par l’habitant. Il y a une volonté chez Parent de pousser l’habitant à une forme de contrainte : le plan incliné ou la rampe induisent toute une manière de conscientiser son propre corps en action. Le corps, ainsi mis à l’épreuve par la fonction oblique, peut accéder à des perspectives nouvelles. L’architecte cherche aussi à renouveler, dans l’espace intérieur, les points de vue, l’ensoleillement, à intégrer des phénomènes de perturbation de la perception sur le monde extérieur…

Claude Parent, Les centrales nucléaires, 1975, Les pattes du tigre, Dessin © Collection FRAC Centre-Val de Loire

Claude Parent, Les amphores, 1975, Dessin © François Lauginie – Collection FRAC Centre-Val de Loire

  • Diriez-vous que Claude Parent accorde peu d’importance à l’étude des usages et des besoins de l’habitant ?

Je dirais qu’il n’est pas guidé par un désir de confort. Dans une période marquée par la volonté de produire à moindre coût des environnements qui soient les plus confortables, fluides et accessibles possibles (cf. les Grands ensembles), Parent adopte une autre approche, disons, plus « contraignante ». Cette contrainte joue sur la dynamique des corps, sur la reprise en main de son propre corps par l’habitant, et sur la manière dont ce rapport actif à l’espace individuel peut générer un nouveau rapport au monde.

Après, quand on passe de la théorie à la réalisation, rares sont les réalisations de Claude Parent qui concrétisent ces éléments là. Les moments d’exploration de cette recherche théorique n’existent véritablement qu’avec les Praticables, qui sont des dispositifs événementiels, sans aménagements ni mobilier, sans usage spécifique lié à l’habitat. Ce sont des pans de bois offrant un espace d’expérimentation temporaire pour les enfants et les familles. Des lieux supports d’expériences, d’échanges et de discussions. En ce qui concerne les projets livrés d’aménagements intérieurs, lycées, maisons ou centres commerciaux, ils restent la plupart du temps assez traditionnels dans le rapport à l’espace.

Projet pour le pavillon Français de la biennale de Venise, 1970
© Gilles Ehrmann, Archives Claude Parent, droits réservés

« La ligne de la plus grande pente », Praticable.
Pavillon Français de la biennale de Venise, 1970
© Gilles Ehrmann, Archives Claude Parent, droits réservés

  • Claude Parent a conçu de nombreuses maisons individuelles. En quoi constituent-elles un laboratoire d’expérimentation pour lui ?

De manière générale, les architectes du 20e siècle ont fait du programme de la maison individuelle un lieu incontournable d’expérimentation, qu’elle soit technique (comme pour Marcel Lods ou Walter Gropius), spatiale (comme chez Bruno Taut ou Adolf Loos), esthétique ou sociale…

Claude Parent s’inscrit totalement dans cette mouvance. Ses premières maisons, qui datent des années 1950, ont toutes les caractéristiques de la « maison moderne » – au sens où la définit l’historien Gérard Monnier : des maisons suréquipées, fortement inspirées par l’esthétique moderniste et intégrant une forme de Synthèse des arts. Ainsi la Maison G. (1952-53) à Ville-d’Avray, propose une expérimentation de la « vie moderne », telle qu’on l’entend dans les années 1950.

Dans les villas des années 1960, comme Bordeaux-Le Pecq ou Drusch – qui restent les plus célèbres de l’architecte – l’expérimentation devient spatiale.
Parent y développe une appréhension nouvelle de l’espace. S’il n’y a pas, à proprement parler, de pan incliné dans ces maisons, l’architecte met en œuvre des effets de basculements, de renversements, ou des « élans » au niveau de leur structure, qui génèrent une vision et une expérience différentes de l’espace. On note aussi un vrai rapport à la nature dans ces maisons, qui sont des lieux de vie exceptionnels aussi bien par la qualité de leurs matériaux que par celle de leur environnement.

  • Quel type de relation entretenait-il avec ses commanditaires ? Les faisait-il participer à l’élaboration du projet ? Comment parvenait-il à leur faire adopter des formes aussi innovantes, audacieuses et souvent spectaculaires ?

Claude Parent adopte une approche comparable à celle de nombreux architectes du 20e siècle, comme Mies van der Rohe, dans le sens où il impose son projet.
Il considère son commanditaire un peu comme un enfant, qu’on doit prendre par la main et qu’on emmène quelque part. Il adopte aussi une posture d’artiste, à travers l’idée que les espaces qu’il produit ont quelque chose à dire et que leur identité doit être préservée dans le temps.

A côté de cela, il développe une profonde capacité d’écoute avec ses clients. Dans certains projets comme la Maison Mannoni (1972) ou la Maison Carrade (1974), Parent explique – et les commanditaires me l’ont confirmé – à quel point le dialogue est primordial dans l’élaboration du projet. Ses conversations avec ses commanditaires s’apparentent quasiment à des recherches psychologiques. Il essaie vraiment de comprendre ces artistes, leur manière de vivre, leur psyché, pour faire en sorte que la maison leur ressemble et s’accorde avec leurs désirs, exprimés ou non. Il y a donc une proximité vraiment intéressante dans ces maisons-portraits. Malgré cela, Parent essaie toujours aussi de faire de chaque projet « une œuvre à part entière », un endroit où il peut réaliser ses ambitions pour l’architecture.

Projet de polychromie architecturale pour la Maison G., 1952, sans auteur (Fasani)

Claude Parent, Maison Bordeaux-Le Pecq, 1965 © Laurent Kronental, 2019 – courtesy Architecture de Collection

  • Notre époque reste fascinée par la capacité de l’architecture à concevoir l’espace dans un rapport d’intégration à l’art, au design, à l’artisanat. Claude Parent était-il attaché à l’idée moderne de Synthèse des arts ?

Oui clairement. Claude Parent est pris dans le mouvement de Synthèse des arts qui irrigue sa période et son cercle professionnel. Il est nourri et marqué par les débats du Groupe Espace et les travaux d’André Bloc. Il considère toujours, depuis les années 1950, que l’artiste a un rôle à jouer dans la définition de l’espace, de l’habitat et de la ville.

Lui et son épouse sont aussi des amoureux des arts et des collectionneurs. Claude Parent ne possédait pas une collection exceptionnelle, comme on l’entend aujourd’hui ; il a cependant au cours de sa vie collectionné des oeuvres d’artistes qu’il a rencontrés et qu’il a aimés. Il est lui-même un très grand dessinateur. La notion d’art constitue quelque chose d’essentiel et d’omniprésent dans son quotidien.

Claude Parent, Maison Drusch, 1966 © Laurent Kronental, 2022

  • Comment mettait-il en œuvre le principe de Synthèse des arts au sein de ses projets ?

Il ne travaillait pas avec des artisans – comme ont pu le faire les architectes de l’Art Nouveau – mais il collaborait énormément avec les artistes. Il travaillait pour eux, avec eux, ou il dessinait pour eux, selon différents modes de collaboration. Il invite ainsi souvent Michel Carrade, à créer des œuvres dans des immeubles qu’il construit, même pour des petits réaménagements. La présence de l’artiste qui anime et fait vibrer un espace est essentielle pour Claude Parent. L’artiste a une voix dans ses architectures.

  • Que diriez-vous de la postérité de Claude Parent ? En quoi son œuvre marque-t-elle notre époque ?

J’ai enseigné en école d’architecture et je suis toujours impressionnée par le pouvoir d’attraction de cette œuvre sur la nouvelle génération d’architectes.
Quand je leur parle de Claude Parent, de Paul Virilio et de la fonction oblique, ils sont attirés et intéressés par cette liberté de penser et de casser les codes. Cela ne fait pas d’eux des « fanatiques » de Claude Parent, mais ce geste et cette volonté de liberté les interpelle. Ce rapport permanent à la stimulation de l’esprit fait de la figure de Claude Parent une figure emblématique.

Cet engouement existe aussi à l’échelle internationale. L’école d’architecture de La Cambre à Bruxelles a organisé un séminaire sur l’architecte, il y a quelques années.
Un certain nombre de recherches sur Parent sont menées en ce moment en Allemagne. J’ai l’impression que son héritage est assez vivant et en mouvement.

La fonction oblique, 1963-1965 Collection FRAC Centre-Val de Loire

Claude Parent, Dans la nature vierge, 2007, Collection FRAC Centre-Val de Loire

© Valérie Sadoun

Propos recueillis par Emilie Bloch et Aurélien Vernant

 

Crédits photographiques – Architecture de Collection remercie chaleureusement Laszlo et Chloé Parent, le FRAC Centre-Val de Loire, Laurent Kronental, Valérie Sadoun ainsi que les ayants-droit de Gilles Ehrmann, pour leur aimable et précieuse contribution à la réalisation de cet article.

AUDREY JEANROY

Docteur en Histoire de l’art, Audrey Jeanroy est maîtresse de conférences à l’Université de Tours depuis 2019. Elle a consacré sa thèse de doctorat à l’œuvre de Claude Parent (Claude Parent, architecture et expérimentation, 1942-1996 : itinéraire, discours et champ d’action d’un architecte créateur en quête de mouvement, sous la direction de Jean-Baptiste Minnaert, 2016). Commissaire associée de l’exposition « Claude Parent : l’œuvre construite, l’œuvre graphique » à la Cité de l’architecture et du patrimoine en 2010, elle a participé à de nombreuses publications sur l’architecte ; son travail a été récompensé du Prix Françoise Abella de l’Académie des Beaux-Arts-Institut de France en 2011.
Elle vient de publier Claude Parent, les desseins d’un architecte aux Editions Parenthèses (2022).
Ses recherches actuelles portent plus généralement sur les interactions entre art et architecture au 20e siècle et sur les paysages de l’énergie. 

Audrey Jeanroy

Claude Parent, Les desseins d’un architecte

Editions Parenthèses – Collection Architecture
384 pages  / 17 x 24 cm
38 €

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