par Achille Penciolelli
Achille Penciolelli est passionné par le mouvement moderniste, dont il étudie les productions françaises à l’échelle de la Côte Atlantique. Dans cet article, il nous dévoile les clés d’analyse de l’Ecole Bordelaise, célèbre agence d’architectes dont l’oeuvre construite, encore trop méconnue, constitue un patrimoine exceptionnel.
Villa Geneste, Salier, Courtois, Lajus, Sadirac architectes, 1967, Pyla-sur-mer (33)
Vendue par Architecture de Collection
© Suzie Donnat
Sur les hauteurs d’Arcachon, au creux des pins, se dresse une maison silencieuse : la Villa Geneste. Inscrite aux Monuments Historiques, elle demeure le manifeste d’une architecture née à Bordeaux dans les années 1960, à une époque où le béton, la lumière et le paysage parlaient encore une langue commune. Conçue par Yves Salier, Adrien Courtois et Pierre Lajus, cette villa condense à elle seule toute la sensibilité d’un mouvement oublié : l’École Bordelaise.
Vendue par Architecture de Collection en 2024, la Villa Geneste est bien plus qu’un chef-d’œuvre moderniste. C’est un fragment d’histoire. Ici, la rigueur géométrique s’allie à la douceur du site, le béton devient matière sensible, les volumes s’accordent au relief, et la lumière sculpte chaque plan. Rien n’y est démonstratif : tout y est juste. La Villa Geneste incarne un modernisme à taille humaine, enraciné dans le territoire et tourné vers le ciel atlantique.
Autour de ce projet fondateur gravite une génération d’architectes – Salier, Courtois, Lajus, Sadirac – figures discrètes mais essentielles d’un modernisme vernaculaire, précis et méditatif. Ensemble, ils bâtissent une œuvre cohérente où chaque maison devient un laboratoire de formes et d’équilibres. Leur travail, à la croisée du rationnel et du poétique, cherche toujours la juste relation entre l’homme et le paysage.
C’est dans cet esprit qu’ils conçoivent, en 1969, la maison Girolle. Pensée comme un prototype de maison préfabriquée en bois, transportable et économique, elle est à la fois un manifeste démocratique et une expérience de liberté architecturale. Près de sept cents exemplaires seront construits, du Bassin d’Arcachon à la campagne girondine. Avec sa structure légère, ses volumes rationnels et son plan ouvert, la Girolle incarne une vision optimiste du vivre-ensemble : habiter en symbiose avec le climat et la lumière plutôt qu’enfermé derrière des murs.
Maison Gimenez, Salier & Courtois, 1961, Saint-Jean-d’Illac (33) © Ecole Bordelaise
Maison Laporte, Salier, Courtois & Sadirac, 1962, Lège-Cap-Ferret (33) © Ecole Bordelaise
Maison Gerondeau, Salier, Courtois & Sadirac, 1963, Lège-Cap-Ferret (33) © Ecole Bordelaise
Maison Lehmans, Salier & Courtois, 1975, Saint-Jean-Pied-de-Port (64) © Ecole Bordelaise
Mais au-delà des typologies, l’École Bordelaise, c’est avant tout une posture. Une manière d’écouter un terrain avant de le dessiner, d’accueillir le vent, la pente, la lumière avant la géométrie. Cette sensibilité, humble et savante, trouve aujourd’hui l’une de ses expressions les plus accomplies dans la Villa Renaudin à Villefranque.
Nichée à flanc de colline, face à la chaîne des Pyrénées, cette maison signée Salier et Courtois reprend et prolonge les principes fondateurs du mouvement. L’architecture y épouse la topographie, glisse dans la végétation et cadre le paysage sans jamais le dominer. Chaque niveau y dialogue avec l’horizon : le matin, la lumière traverse la cuisine depuis un patio ombragé ; le soir, elle inonde le séjour cathédral où la cheminée devient sculpture. Les toitures en porte-à-faux, les demi-niveaux et les terrasses successives traduisent une parfaite maîtrise du rapport entre le construit et le terrain.
La Villa Renaudin appartient à ces rares lieux où l’architecture devient un art de vivre. Ouverte au paysage, respirant avec lui, elle a su conserver son âme et son équilibre. Rénovée avec une attention exemplaire, fidèle à son dessin d’origine, elle incarne aujourd’hui ce que l’École Bordelaise a produit de plus rare : une œuvre habitée, contemporaine, sans âge.
Villa Renaudin, 1975, Salier & Courtois, Villefranque (64)
A vendre par Architecture de Collection
© Suzie Donnat
Autour d’elle, tout un réseau de maisons discrètes raconte une autre histoire de l’architecture du Sud-Ouest. En Gironde, dans les Landes, le Béarn, le Pays Basque, d’autres architectes – Brigitte Gonfreville, Edmond Lay, Jean-Raphaël Hébrard, Claude Marty, Pierre Cauly, Louis Gombeaud ou Jacques et Pierre Debaig– prolongent cette recherche d’équilibre entre modernité et nature, structure et émotion, géométrie et lumière.
Ces maisons, nées dans les années 1960-1970, forment aujourd’hui un corpus cohérent mais presque invisible. Elles partagent la même vision : celle d’un modernisme apaisé, à la croisée des Case Study Houses californiennes et du vernaculaire atlantique. Ni brutalistes ni régionalistes, elles sont le fruit d’un art de bâtir situé, façonné par le climat et le sol. Une architecture du silence, où le dessin s’efface derrière la lumière.
On réduit souvent l’École Bordelaise à un simple groupe d’architectes bordelais. C’est pourtant bien plus qu’une agence : un mouvement discret, né d’une même sensibilité partagée. Son origine s’enracine dans l’après-guerre, à une époque où la France cherche à concilier modernité et culture locale. À Bordeaux, cette recherche prend une forme singulière : celle d’un régionalisme critique, d’un modernisme ancré dans la géographie du Sud-Ouest, tourné vers la lumière atlantique, la forêt et le vent.
Cette génération a compris qu’il fallait construire avec le climat, non contre lui. Elle a choisi la pente, l’ombre, la ventilation naturelle, la continuité entre intérieur et extérieur. De la Girolle aux villas de béton, ces architectes ont inventé une manière d’habiter : rationnelle et poétique, ouverte mais abritée, où la mesure technique s’accorde à la sensibilité du lieu.
Tous partagent la même intuition : celle d’un modernisme post-moderne avant l’heure, mêlant héritage vernaculaire, culture du climat et liberté plastique. Leur architecture, ni locale ni universelle, est simplement juste, située, profondément humaine.
Maison Jacques Salier, 1966, Salier, Courtois, Lajus & Sadirac, Latresne (33) © Ecole Bordelaise
Maquette de la maison SAMA, Salier, Courtois, Lajus & Sadirac, 1963, Mérignac (33) © Ecole Bordelaise
Pourquoi ce mouvement n’a-t-il jamais rayonné au-delà de son territoire ? Sans doute parce qu’il fut trop discret, trop ancré, sans manifeste ni école officielle. Il a été éclipsé par les courants spectaculaires du brutalisme et de l’architecture contemporaine. Mais ses œuvres demeurent, dissimulées dans les pins, intégrées aux pentes, indifférentes à la mode. Elles ne cherchent pas à séduire, mais à durer.
Et c’est précisément là que réside leur force. Ces maisons silencieuses parlent encore de ce que devrait être l’architecture : un art du lieu, une manière d’habiter le monde sans le contraindre. À l’heure où le paysage du Sud-Ouest s’uniformise sous les maisons normées, redécouvrir ces architectures, les restaurer et les transmettre, c’est aussi un acte de résistance culturelle.
L’École Bordelaise n’est pas un souvenir des années 60, mais un fil vivant qui relie des architectes, des idées et des gestes. Elle nous rappelle qu’entre la rigueur du modernisme et la sensualité du vernaculaire, il existe un espace de création essentiel. Un espace où l’architecture cesse d’être un produit pour redevenir un langage : celui du vent, du béton, du bois, de la lumière et du temps.
Combien de ces maisons dorment encore dans les pins, invisibles et oubliées, prêtes à être redécouvertes ? La Villa Geneste, la Villa Renaudin et bien d’autres encore, témoignent de cet héritage fragile et précieux. Il nous appartient de le comprendre avant qu’il ne disparaisse, car dans ces architectures discrètes se cache peut-être la clé d’un avenir plus juste, plus ancré, plus humain.
Maison Lehmans, Salier & Courtois, 1975, Saint-Jean-Pied-de-Port (64) © Ecole Bordelaise
Achille Penciolelli
Architecte de formation aujourd’hui basé à Biarritz et au Cap-Ferret, Achille Penciolelli accompagne Architecture de Collection dans son travail d’identification, de valorisation et de transmission de biens remarquables à l’échelle de la Côte Atlantique.
Architecte HMNOP, Négociateur Côte Atlantique