par Jacinthe Gigou
Le Balcon de Belledonne, seule réalisation des architectes Häusermann-Costy en Isère, se love en pleine montagne, à 1200 m d’altitude. Cet exemple remarquable d’habitat organique vit une seconde jeunesse grâce à la restauration minutieuse d’un couple d’historiens d’art passionnés.
© Alice Christophe, Balcon de Belledonne
La chaîne de Belledonne, dans les Alpes, constitue un décor naturel magnétique avec ses sommets enneigés en hiver et ses prés verdoyants en été. Face à elle, une maison blanche aux lignes organiques semble s’être posée, tel un ovni à flanc de montagne. Les portes, constituées d’un assemblage d’outils agricoles recouverts de fibres de verre, apparaissent comme des chrysalides jaune-orangé. « La poi-gnée de la porte d’entrée est la tête du marteau de mon grand-père, qui travaillait dans les usines, en Lorraine » raconte Alice Christophe, propriétaire des lieux depuis 2021. C’est l’une des multiples restaurations faites à la main par les propriétaires, arrivés ici un peu par hasard. Alice Christophe, historienne de l’art et conservatrice, et son mari Scott Lawrimore, curateur, forment un duo franco-américain à l’oeil averti, attiré par l’objet rare. « Juste après la pandémie, Scott et moi nous sommes réfugiés ici, dans ma région familiale. Comme beaucoup de gens à l’époque, nous aspirions au retour à la nature. » Au départ, le couple recherchait un corps de ferme à rénover, mais en parcourant les petites annonces, ils dénichent la belle endormie : «peut-être est-ce la maison qui nous a choisis, en fin de compte… »
© Alice Christophe, Balcon de Belledonne
Centre de bien-être
Au début des années 1960, un professeur de yoga achète un terrain sur le massif de la Chartreuse, pour y construire un espace de vie et de bien-être ouvert au public, avec piscine, solarium et sauna. A l’époque, le yoga était l’apanage d’une minorité marginale, guidée par un idéal de vie libre et bohème. Sa petite amie lit le magazine Elle et découvre un article présentant les maisons-coquillages de Pascal Häusermann et Claude Costy. Convaincu par ces créations novatrices et économes, le couple contacte les architectes, leur accordant toute leur confiance.
1966, Daniel Telmont photographe © FRAC Centre Val-de-Loire
Après une visite du site, les bâtisseurs esquissent le plan d’un édifice en voile de béton dont les multiples cellules prennent appui sur les rochers et les reliefs du terrain. Ils nomment le lieu Balcon de Belledonne, pour évoquer le point de vue imprenable que la maison offre sur le massif éponyme. Grâce à une ruse, ils obtiennent le permis de bâtir, en donnant au lieu l’étiquette d’un restaurant végétarien. Ils dessinent alors tables et chaises sur les plans, et le tour est joué. Le Balcon de Belledonne est construit en quelques mois et verra le jour à l’été 1966. Si le restaurant n’a jamais ouvert ses portes, de nombreux pratiquants viennent du monde entier faire une retraite de yoga ou un séjour de bien-être. Mais au début des années 1970, le propriétaire souhaite rencontrer le Dalaï-Lama et part au Tibet. Le site est alors vendu, il passe entre différentes mains jusqu’en 2007 où un pisciniste le transforma jusqu’en 2020, pour l’habiter à l’année. Son métier lui souffla l’idée d’isoler temporairement la maison en la couvrant d’un liner PVC en bandes, en faisant une sorte de piscine inversée, aux allures de momies.
© FRAC Centre Val-de-Loire
Libération des formes
Dans la France des années 1950, une frange d’architectes milite contre le fonctionnalisme de la Reconstruction, après 1945. Ils mettent au point de nouvelles techniques pour bâtir des formes libres, comme le béton projeté sur armature d’acier, permettant l’avènement des architectures-sculptures et des maisons-bulles. Claude Costy (1931) et Pascal Häusermann (1936-2011) font partie de ceux-là. Ils se rencontrent à l’école d’architecture de Genève, dont Claude fut l’une des premières femmes diplômées, en 1962. En couple au travail comme à la ville, ils s’associent de 1963 à 1972 avant de se séparer. Précurseurs de l’architecture organique, ils seront suivis par Antti Lovag, Pierre Székely ou Henri Mouette.
Ils imaginent des constructions écologiques qui favorisent l’harmonie entre le bâti et son environnement, surtout en Auvergne-Rhônes-Alpes. Costy sera souvent oubliée dans les récits sur le couple, pourtant c’est elle qui va largement développer la technique du béton projeté. Parmi ses constructions personnelles, l’école de Douvaine en Haute-Savoie (1971-78) et la maison Unal en Ardèche (1973-2008) sont des exemples remarquables. Les maisons-bulles, qui ont inspirées la série de livres pour enfants Barbapapa dans les 70’s, constituent une sorte de critique de la radicalité du Modernisme. Privilégiant les courbes et les proportions humaines, elles fleurissent aux quatre coins de la France, et sont pour certaines classées Monuments Historiques. Après un voyage en Crète, Costy découvre la poterie et s’y consacre depuis la fin des années 1990. Elle l’enseigne encore dans sa maison-bulle, à Minzier.
© Alice Christophe, Balcon de Belledonne
Auto-restauration
« Nous avons eu les clés en juin 2021. Au début, on ne savait pas par où commencer… » raconte la propriétaire. La maison, en piteux état, demandait une restauration complète. Après avoir demandé l’avis d’artisans qui eux aussi ne savaient par quel bout prendre l’édifice, le binôme décide de le restaurer de ses propres mains. « C’est là que nous avons contacté Claude Costy » explique notre hôte. Habitant non loin de là, elle conseilla : « cette maison c’est du béton, du fer, du verre, et de la résine. Il suffit d’assainir les fissures, reconstruire les formes, poncer et peindre ». Facile à dire… Après l’installation du chauffage au sol et de la structure électrique, l’heure est à l’aménagement intérieur. Mais aucun meuble du commerce ne s’adapte à une maison-bulle. Alors après s’être improvisé maçon, le couple devient décorateur et designer de mobilier. Il modèle sur mesure canapé, évier et douche intégrés en béton, portes et placards en résine et fer, comme à l’époque de la construction. « On faisait les maquettes grandeur nature, en carton. Tout est fait à échelle humaine. » raconte Alice. En septembre dernier, la maison est entièrement restaurée et révèle sa chaleur accueillante. Au salon, le canapé en béton tout en courbes réalisé sur mesure est une invitation à s’y installer. Ici et là, des céramiques de Claude Costy ramènent l’architecte dans les lieux.
© Alice Christophe, Balcon de Belledonne
Une nuit au paradis
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. La bulle annexe, à l’origine prévue pour être le sauna, sera prochainement restaurée en tiny house. Pour financer cette deuxième phase des travaux, les propriétaires louent la maison pour récolter les fonds nécessaires à la restauration. Les réservations sont ouvertes d’avril à novembre, à la belle saison. « La lumière du matin est magique, elle rentre par la grande fenêtre et réchauffe la pièce principale. Le temps s’arrête, on fait partie du monde » raconte Alice. A terme, l’objectif est d’ouvrir régulièrement la maison au public, notamment aux Journées du Patrimoine, et d’accueillir des artistes : « nous sommes des passeurs de ce lieu incroyable et souhaitons continuer à le faire vivre en préservant le lien avec le public. »
JACINTHE GIGOU
© Morgane Delfosse
Historienne de l’art et de l’architecture, Jacinthe Gigou travaille depuis vingt ans sur la valorisation et la diffusion de l’architecture moderne. Elle a travaillé comme curatrice au CIVA et directrice de l’agence patrimoniale Arkadia à Bruxelles jusqu’en 2020. Elle a co-créé le Brussels Art nouveau & Art Deco Festival et la Brussels Biennale of Modern Architecture. En 2021, elle fonde Modernista, une plateforme dédiée au Modernisme belge. En parallèle, elle a une activité de journaliste d’architecture et de critique pour différents médias, et a co-écrit le livre 150 houses you need to visit before you die.
Instagram : @modernista.be